jeudi 21 juin 2012

Incomplet

Lisanne,

La première fois, tu étais là, assise au deuxième bureau près de la porte, à surligner d'un rose délavé les mots du plus médiocre ouvrage de Vian. Tes collègues prenaient place tout en jacassant du dernier vainqueur de quelque émission minable de l'heure tandis que le chargé de cours était en pleine quête du fonctionnement du rétroprojecteur. Bref, la vie s'activait tout autour, mais tes yeux célestes, eux, restaient rivés sur les pages jaunies de ta copie achetée la semaine précédente sur Amazon. Tu étais là, cloîtrée dans ton monde, et tout ce dont j'avais envie c'était de l'envahir pour mieux t'y rejoindre.

C'est pourquoi, chaque lundi, aux alentours de treize heures vingt-trois, je passais le local de ton cours de littérature française du dix-huitième siècle. Si ma classe de gestion des ressources humaines se situait à l'autre bout de l'immeuble,  c'était malgré tout un bien maigre détour pour capturer, à ton insu bien sûr, quelques précieuses secondes de toi.

Parce que tout ce dont j'avais besoin, Lisanne, c'était de ton regard azuré qui s'absorbait sur la lignine d'un ouvrage quelconque et de cette mèche rebelle de cheveux blonds que tu dégageais systématiquement du verre de tes lunettes. De cette image, je t'inventais des éclats de vies où tu devenais tantôt l'étudiante universitaire moyenne qui se paie la bouteille de blanc la moins chère de l'épicerie pour un souper entre amis, tantôt l'auteure la plus prolifique que le Québec n'aurait jamais connue ou, parfois même, la plus perverse des maîtresses qui soient.

Je me serais bien contenté de ça, Lisanne; de tes vies imaginaires et du charme hors du commun que tu parvenais à décharger sur moi en faisant des choses bien banales tout en prenant soin de demeurer imperturbable. Je t'aurais laissée là, dans la catégorie des charmantes inconnues que je n'avais jamais osé aborder et que la vie aurait tôt fait d'écarter de mon chemin.

Mais il a fallu que nous aboutissions à la même soirée, ce jeudi soir d'octobre pluvieux, enivrés d'une allégresse éthylique éphémère, pour que tu te décides à me parler. Le timbre de ta voix ne parvenait à mes tympans que lorsque ta bouche ne s'approchait qu'à quelques centimètres de moi. C'était juste assez près pour agripper dans toute sa splendeur l'éclat de ce fameux regard bleu clair qui, à son habitude, ne s'attardait qu'à des mots encrés sur des pages flétries.