Lisanne,
La première fois, tu étais là, assise au
deuxième bureau près de la porte, à surligner d'un rose délavé les mots
du plus médiocre ouvrage de Vian. Tes collègues prenaient place tout
en jacassant du dernier vainqueur de quelque émission minable de l'heure
tandis que le chargé de cours était en pleine quête du fonctionnement
du rétroprojecteur. Bref, la vie s'activait tout autour, mais tes yeux
célestes, eux, restaient rivés sur les pages jaunies de ta copie
achetée la semaine précédente sur Amazon. Tu étais là, cloîtrée dans
ton monde, et tout ce dont j'avais envie c'était de l'envahir pour
mieux t'y rejoindre.
C'est pourquoi, chaque lundi, aux
alentours de treize heures vingt-trois, je passais le local de ton
cours de littérature française du dix-huitième siècle. Si ma classe de
gestion des ressources humaines se situait à l'autre bout de
l'immeuble, c'était malgré tout un bien maigre détour pour capturer, à
ton insu bien sûr, quelques précieuses secondes de toi.
Parce
que tout ce dont j'avais besoin, Lisanne, c'était de ton regard azuré
qui s'absorbait sur la lignine d'un ouvrage quelconque et de cette
mèche rebelle de cheveux blonds que tu dégageais systématiquement du
verre de tes lunettes. De cette image, je t'inventais des éclats de
vies où tu devenais tantôt l'étudiante universitaire moyenne qui se
paie la bouteille de blanc la moins chère de l'épicerie pour un souper
entre amis, tantôt l'auteure la plus prolifique que le Québec n'aurait
jamais connue ou, parfois même, la plus perverse des maîtresses qui
soient.
Je me serais bien contenté de ça, Lisanne; de
tes vies imaginaires et du charme hors du commun que tu parvenais à
décharger sur moi en faisant des choses bien banales tout en prenant
soin de demeurer imperturbable. Je t'aurais laissée là, dans la
catégorie des charmantes inconnues que je n'avais jamais osé aborder et
que la vie aurait tôt fait d'écarter de mon chemin.
Mais
il a fallu que nous aboutissions à la même soirée, ce jeudi soir
d'octobre pluvieux, enivrés d'une allégresse éthylique éphémère, pour
que tu te décides à me parler. Le timbre de ta voix ne parvenait à mes
tympans que lorsque ta bouche ne s'approchait qu'à quelques centimètres
de moi. C'était juste assez près pour agripper dans toute sa splendeur
l'éclat de ce fameux regard bleu clair qui, à son habitude, ne
s'attardait qu'à des mots encrés sur des pages flétries.
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